Pastera, estropes, tolets et  toletières
 

 

Certains de nos visiteurs ou lecteurs nous reprochent d’être beaucoup trop discret sur notre célébrissime barque pied-noire de prédilection : la « pastera ». Inclinons nous donc sous la « vox populi » et rappelons ce qu’était la pastera de notre enfance.
Il y avait deux types de pasteras en Algérie. Du moins dans celles que fabriquait de ses propres mains notre grand-père « Tonette ». Il y avait donc la « longue » à deux banquettes de rameurs et deux paires de toletières et donc d’avirons, et la « courte » à une seule banquette deux toletières et deux avirons plus courts.
Dans les deux cas, ce qui caractérisait particulièrement la pastera « algéroise » au moins, c’était le fond plat de la barque et la poupe carrée. Eh oui ! le fond plat surtout était prépondérant, parce que je ne nie pas avoir « croisé » des pasteras à deux pointes devant et derrière.
Dans ma mémoire d’enfants, la pastera avait sa noblesse et était majoritaire à la mer. L’autre embarcation à rames était le canot à étrave et ventre rond, et la plupart du temps à toletières à dames de nage en laiton, qu’arboraient les riches ou les « prétentieux ». Le malheur dans cette comparaison, c’est que le canot a un avantage certain quand il s’agit de pêcher la « tchelba » à l’épervier. En effet, son ventre rond et son étrave fendent l’eau dans un silence impressionnant et permettent d’approcher le banc de tchelbas en train de brouter son herbe préférée avec beaucoup plus de discrétion.
Le charme de la pastera, c’était précisément son célèbre clapotis, inévitablement provoqué par le battement du fond plat sur la surface de l’eau. Particulièrement, quand le ou les rameurs n’étaient accompagnés que de passagers arrière. À ce moment-là, la proue avait tendance à se soulever et donc battait le flot avec un bruit de clapotis, qui faisait, à mon sens, tout le charme de la pastera.
La vraie pastera se devait d’avoir les tolets en bois et les estropes en double anneau de corde. Cette corde était toujours abondamment mouillée d’eau de mer, et donc délicieusement odorante, dans un mélange d’odeurs de chanvre, de sel et d’iode. Ah! que c’était bon à respirer en lieu et place des horribles odeurs de gas-oil ou d’essence des bateaux à moteur d’aujourd’hui. Ces odeurs de chanvre étaient le bon côté du tolet et de l’estrope, mais il y en avait de mauvais. En effet casser l’estrope en pleine mer, toujours plus ou moins en pleine baffane de vent, n’avait rien de marrant. D’autant que dans ces cas-là, il n’y avait pas le moindre bout de corde à bord pour remplacer l’estrope défaillante. Et c’était d’autant plus grave dans la pastera courte, où n’existait qu’une seule paire d’aviron et donc d’estropes.
Notre grande joie, d’enfants avertis des choses de la mer, était de laisser équiper la pastera de ses estropes et avirons par l’urbain de passage, qui prétendait toujours et inévitablement savoir ramer. Quand par malheur, il se trompait et plaçait l’aviron en appui direct sur le tolet de bois, il passait définitivement pour un « Parisien » bon teint. En effet, chacun de nous savait qu’il était beaucoup plus normal que l’aviron tire sur l’estrope elle-même attachée au tolet de bois. Quand nous ramions nous avions les pieds appuyés sur les pièces de bois en « V », qui renforçaient les ramures, elles-mêmes destinées à maintenir les lattes de bois des flancs de la pastera. Il y avait toujours des grincements de bois ou de corde et ces bruits ajoutaient au charme du bateau.
Le charme, dont je parle, cessait immédiatement quand la corvée de calfatage devenait inévitable. En effet, il y avait une triple obligation : le raclage de la partie immergée encombrée d’algues et de concrétions marines, la peinture et le calfatage. Ces travaux n’attiraient pas du tout les mêmes amis, qui acceptaient avec joie les délices de la promenade en pastera. Et la plupart du temps c’était strictement le ou les propriétaires du bateau, qui passaient les trois jours de travaux auprès de la pastera tirée au sec.
Mais quelle joie de voir la barque, qui paraissait de nouveau neuve, être remise à flots avec sa belle livrée de couleurs. Celle de notre grand-père « Tonette » était immuable. Le bas de la Pastera était bleu ciel, la bande supérieure blanche et le jonc de séparation rouge écarlate ainsi que le bord supérieur. L’intérieur pouvait être vert bouteille ou bleu marine, banquettes comprises.
Nous, les jumeaux des Deux-Moulins, disposions du modèle court de l’oncle René, qui nous la prêtait en n’exigeant pour lui que des transferts de rocher à rocher, étant trop malade du mal de mer pour s’aventurer au large. La pastera devenait tout bonnement synonyme de liberté et d’espaces marins illimités. Les grottes les plus inquiétantes devenaient accessibles et les « bouillabaisses » doublaient de volume à l’aide de nos palangrottes de fortune. C’étaient surtout les « sarrans », les serrans des francaouis, qui payaient le plus chèrement les pots cassés de ces mémorables parties de pêche.
Voilà, j’espère avoir comblé un vide dans nos lieux de mémoire et qu’à l’avenir, on ne nous reprochera plus cette absence criarde.

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